2eme partie :Que faire au Manitoba ?
A. Louise-Eugénie : une femme engagée
1° Une féministe ?
Femme divorcée, Louise-Eugénie sert de révélateur du conservatisme de la société canadienne. En cette fin de XIXe siècle, tout Français immigré est a priori suspect d’être, sinon un révolutionnaire en puissance, du moins un libre penseur agaçant. Alors que dire de ce « jupon divorcé », comme l’appelle le curé Giroux, jupon qui a entraîné au Manitoba « ce malheureux fils de bonne famille » ? (AASB, 27 décembre 1899, 21 mars 1911)
Lassé de la vie de fermier et de bûcheron, Henri d’Hellencourt devient le rédacteur de l’hebdomadaire libéral, L’Écho de Manitoba. Cet hebdomadaire vient d’être fondé à Winnipeg en janvier 1898. Wilfrid Laurier finance chichement le journal, mais il le contrôle de près. « En politique, dit-il, il n’y a pas de force négligeable. » Or, Louise-Eugénie profite de la situation de son mari pour s’exprimer dans les colonnes de l’hebdomadaire. Elle participe quelque temps à la page féminine de L’Écho. Dans une causerie du 30 janvier 1902, elle lance un véritable manifeste féministe :
« Par devant nous, et pour nous plaire, un certain nombre d’hommes poussent parfois la condescendance jusqu’à nous reconnaître le droit à une instruction solide ; d’aucuns vont même jusqu’à nous louer de nos connaissances, mais, s’il faut vous dire ma pensée, j’ai bien peu de confiance en la sincérité de ceux-là même, et ainsi ne faut-il pas gratter longtemps l’homme pour retrouver le despote.
Ce sont d’affreux potentats, chez qui l’esprit de tyrannie, le sentiment de leur supériorité sur l’autre sexe poussent avec les premiers poils de leur moustache.
En fait tous tant qu’ils sont, et quels qu’ils soient, professent la même opinion : il suffit à la femme de savoir ravauder ses bas, torcher ses mioches, et réussir un fricot.
Eh bien ! Ne leur en déplaise, messieurs du sexe fort commettent là une ridicule erreur.
La femme doit être instruite ; elle doit l’être le plus complètement possible, suivant sa condition et ses moyens ; et cela non point pour elle-même, mais dans l’intérêt même de la nation, […]. »
À Sainte-Anne-des-Chênes comme à Winnipeg, Louise-Eugénie d’Hellencourt a été mise au ban de la bonne société. Elle profite donc du journal de son mari pour régler ses comptes avec la gent féminine, dans une causerie sur la médisance. Cette féministe sait se montrer acide, sinon lucide, à l’égard des autres femmes qui, glisse-t-elle, l’ont « persécutée ». Mais elle dépasse cet aspect très personnel en prônant encore une fois pour les femmes le droit à l’instruction, « une instruction solide, sérieuse et aussi étendue que possible » :
« La médisance est la plaie sociale, écrit-elle, la plaie hideuse des conversations féminines et chose étrange ce ne sont pas les moins vertueuses qui se distinguent par cette abominable intempérance de langage.
Depuis quelque temps, persécutée par cette idée fixe, je vais de salon en salon écoutant les conversations, et jamais je n’ai été tant frappée de l’acuité du mal. […]
Et ce qui est pire, c’est que le mal est universel : des femmes chrétiennes, d’excellentes mères de famille, des épouses honorables ne peuvent se rencontrer et causer cinq minutes entre elles, sans aussitôt verser dans la médisance. […] La cause du mal ? Elle réside surtout, c’est triste à dire, dans l’insuffisance de culture intellectuelle. […] Comme femmes et comme chrétiennes, ne devrions-nous pas être deux fois à l’abri de ces disgrâces ? » (13 mars 1902)
D’autre part, Louise-Eugénie reconnait qu’elle est bavarde, au point parfois de livrer, par mégarde, des informations aux amis politiques, c’est-à-dire aux adversaires, de son mari. Elle s’en excuse en ces termes tout à fait désarmants :
« Donc, nous sommes bavardes…c’est un fait certain, nous devons en être convaincues à force de nous l’entendre répéter par la gent moustachue. Eh bien, soit ! le mal après tout n’est pas si grand, et le babil enjoué de votre femme, cher monsieur, n’est pas, il me semble, chose si méprisable que vous puissiez vous en plaindre, ni le regretter. » (13 mars 1902)
Enfin, cette féministe porte fort bien la toilette. Certaines photographies familiales des années 1895 en témoignent. Louise-Eugénie y apparaît parfois en longue robe blanche serrée à la taille ; elle se protège du soleil d’été manitobain avec une élégante ombrelle, blanche comme sa robe. Elle avoue sans fausse honte :
« On nous reproche souvent, à nous autres femmes, d’être coquettes. Vraiment oui nous le sommes autant dire toutes ; mais quel mal y a-t-il à cela ? […] Pour moi, il me semble très légitime d’avoir de la coquetterie ; c’est une sotte et disgracieuse créature qu’une femme exempte de toute coquetterie. » (3 octobre 1901)
Divorcée, bavarde, coquette, féministe, favorable à l’éducation des filles, et de plus journaliste à l’occasion, que de défis ne lance-t-elle pas à une société traditionaliste et patriarcale ?
2° Une journaliste ?
La participation de Louise-Eugénie à L’Écho de Manitoba se manifeste aussi par des tâches délicates de rédactrice intérimaire. Henri d’Hellencourt s’absente lors des campagnes électorales pour animer les meetings libéraux. C’est un tribun redouté, sachant mettre les rieurs de son côté. Il doit aussi se rendre à Ottawa pour rencontrer le Premier ministre. Il y a tellement de querelles locales à gérer, entre les membres divisés du parti libéral franco-manitobain.
Il faut également surveiller le redoutable ministre de l’Intérieur Clifford Sifton, surnommé le Napoléon de l’Ouest. Sifton, chef des libéraux anglophones du Manitoba, veut aussi contrôler les libéraux francophones des Prairies. Pour contrer d’Hellencourt, l’homme de Laurier, Sifton utilise les services d’un Canadien-Français, Joseph Prud’homme. Ce dernier lui fournit des informations confidentielles sur Louise-Eugénie et sur L’Écho de Manitoba.
Pendant les voyages de son mari, Louise-Eugénie assume en effet la direction de L’Écho. Elle y met ses passions personnelles, toujours vives, mais pas toujours en harmonie avec la volonté des dirigeants libéraux. Elle est décidée à faire échouer la candidature du libéral Ernest Cyr à l’élection fédérale de 1904, dans la circonscription de Provencher, qui englobe Saint-Boniface. Pourquoi ? Cyr veut contrôler L’Écho de Manitoba, s’il est élu, et en évincer d’Hellencourt. Louise –Eugénie défend donc âprement les intérêts de son mari. Elle préfère soutenir un jeune cousin du Premier ministre, l’avocat Lévis Laurier.
Tout cela, Joseph Prud’homme le rapporte fidèlement à Sifton : « Madame d’Hellencourt offre de parier que M. Cyr sera défait et son mari a dit que M. Cyr ne serait pas élu. » (Lettre à Sifton, 25 décembre 1903) Henri essaie de recadrer sa femme en lui câblant des télégrammes impératifs d’Ottawa : « Suis exactement mes instructions concernant la convention de Provencher. […] Le compte rendu de la convention doit être entièrement favorable à Cyr […] n’accepte aucun article ou aucune suggestion contraires de qui que ce soit. » (janvier 1904)
Peine perdue ! Louise-Eugénie démolit avec humour Ernest Cyr, dans un éditorial du 14 janvier 1904 : « M. Cyr dit que s’étant présenté 4 fois comme candidat il ne fut élu qu’une fois mais que […] jamais il n’avait désespéré de son parti. […] Depuis six ans, M. Cyr occupe une position importante dans les bureaux du département des Travaux Publics, à Winnipeg, où il s’est reposé des vingt dernières années de luttes incessantes dans les intérêts du parti libéral. » Furieux, Cyr proteste aussitôt auprès de Sifton, qui ordonne une enquête. De plus, Prud’homme accuse Louise-Eugénie d’Hellencourt de ne pas publier in extenso les rapports des réunions libérales favorables à Cyr. Sifton expose ainsi la situation à un ami :
« Je pense connaître l’explication […] D’Hellencourt lui-même était au loin à ce moment [à Ottawa]. Je pense que sa femme contrôlait ce qui se passait dans le journal. Sa femme était brouillée avec l’Exécutif [libéral] du Manitoba et je pense pour des motifs de caractère non politique. » (ANC, Fonds Sifton, C433, Sifton à Burrows, 9 mars 1904)
3° Louise-Eugénie d’Hellencourt et Wilfrid Laurier
Louise-Eugénie souffre ainsi d’une véritable persécution au Manitoba. Elle a d’ailleurs l’art de se faire des ennemis. Elle cherche donc toutes les occasions de fuir la province.
« Elle voit le Manitoba de moins en moins en rose ! », avoue d’Hellencourt à son ami Rodolphe Boudreau, le secrétaire privé de Laurier (27 octobre 1903). Depuis novembre 1903, le rédacteur devait imprimer lui-même son journal. Ce surcroît de travail déplaisait fortement à madame d’Hellencourt, dont le mari se couchait à six heures du matin pour se relever à neuf heures. « Ma femme déclare qu’elle ignore si elle a un mari. Elle ne le voit plus ! Cela ne la réconcilie guère avec le Manitoba ! » (27 novembre 1903).
Enfin, en mars 1905, Laurier, séduit par la culture et la loyauté de d’Hellencourt, offre à celui-ci une place de rédacteur au Soleil de Québec, un quotidien influent. D’Hellencourt aurait préféré Montréal. La ville de Québec lui paraît trop conservatrice pour accepter sa situation conjugale. D’ailleurs, écrit-il à Boudreau: « Ma femme ne veut entendre parler à aucun prix d’aller habiter Québec. Nous avons eu tant à souffrir ici, de ce que vous savez, qu’elle ne veut point s’exposer à voir recommencer à Québec la même histoire. Franchement, je n’ai pas le droit d’exiger d’elle qu’elle s’expose encore à souffrir ce long calvaire. » (31 mars 1905).
Laurier lui fait savoir que lui et sa femme ne souffriront pas à Québec de l’exclusion qu’ils ont endurée au Manitoba : « Le sénateur Choquette [propriétaire du Soleil], la famille Langelier, et de fait les meilleures familles de Québec sont heureux de vous recevoir dans leur cercle avec madame d’Hellencourt. […] La vie pour vous à Québec sera des plus agréables. » Boudreau, comme ami personnel, joignait sa voix à celle de Laurier pour affirmer à d’Hellencourt « sa profonde conviction que dans les circonstances actuelles, madame d’Hellencourt serait heureuse d’habiter Québec. » (6 avril 1905).
Louise-Eugénie est d’un avis différent. Elle se rend elle-même à Ottawa pour le faire savoir au Premier ministre. Elle sait que Laurier a utilisé son mari, pour assurer son influence au Manitoba français. Elle est maintenant bien décidée à demander à Sir Wilfrid de payer la note.
À Ottawa, le 29 mai 1905, elle rencontre d’abord Rodolphe Boudreau, qui ne lui réserve pas un accueil chaleureux. Sans se démonter, elle lui écrit le soir même :
« Il faut avouer que nous avions droit à nous attendre à être mieux traités de la part de Sir W. car je puis dire en toute sincérité que pas un Canadien de l’Ouest n’aurait fait ce que mon mari a fait depuis 8 ans pour Sir Wilfrid.
Si Sir Wilfrid ne nous avait pas donné à entendre que mon mari pouvait espérer la position d’agent commercial à Paris, je n’aurais certainement jamais consenti à retourner dans l’Ouest il y a deux ans. » (29 mai 1905).
Louise-Eugénie demande donc une nouvelle entrevue à Boudreau, qui tombe fort opportunément malade. Elle attend quelques jours, puis elle s’adresse directement à Laurier le 2 juin.
Elle consent à faire une grosse concession. Son mari accepte désormais d’aller travailler au Soleil de Québec avec un salaire annuel de 3 000,00 $, le double de ce qu’il touchait à Winnipeg. Elle écrit au Premier ministre :
« Maintenant Sir Wilfrid […] je me permettrais de vous faire remarquer que si mon mari est resté dans l’Ouest deux ans, c’est exclusivement sur votre demande et pour le seul profit du parti libéral, il était donc de toute justice de lui payer un salaire.
Je serais très désireuse Sir Wilfrid d’avoir votre réponse le plus tôt possible […] car mon mari a une autre affaire en vue à Montréal, et comme il m’a laissé le soin de cette affaire [celle de rédacteur du Soleil], je dois donner une réponse définitive ces jours ci.
Vous devez comprendre Sir Wilfrid que mon mari se trouvant dans une aussi mauvaise situation, la question d’intérêt primera tout autre question de sentiment pour moi, car c’est le seul moyen de tirer mon mari du mauvais pas dans lequel les libéraux l’ont mis. » (2 juin 1905).
Laurier promet de prendre contact avec le propriétaire du Soleil. L’affaire traîne. Le 12 juin, Louise-Eugénie écrit à Laurier : « dans tous les cas vous pouvez croire que si je vais à Québec ce sera un très gros sacrifice pour moi. » Mais Le Soleil avait déjà trouvé un autre rédacteur. Finalement, Henri d’Hellencourt rejoint la rédaction du journal libéral Le Temps à Ottawa. Avec l’appui de Laurier, il devient enfin directeur politique du Soleil le 1er juillet 1906.
Éprouvée par son séjour au Manitoba, Louise-Eugénie tombe malade lors de l’hiver suivant. Laurier eut alors un bon geste : il octroie une subvention à d’Hellencourt pour qu’il puisse envoyer sa femme se reposer en France au cours de l’été 1907. Par la suite, comme tous les Premiers ministres des Dominions britanniques, Laurier est invité à Londres pour la Conférence impériale de 1911 (23 mai-20 juin). Elle précède de peu le couronnement du roi Georges V, le 22 juin suivant, à l’abbaye de Westminster. Or Laurier emmène dans la délégation officielle du Canada Henri et Louise-Eugénie d’Hellencourt. Ils assistent donc au couronnement de Georges V, roi de Grande-Bretagne et d’Irlande, chef du Commonwealth et empereur des Indes. C’est l’apothéose de leur carrière canadienne.
B. Christine : fermière ou femme de lettres ?
1° Une écrivaine ?
Sans la publication accidentelle de ses souvenirs conservés dans un cahier, l’aventure de Christine de La Salmonière au Manitoba n’aurait été connue que de ses descendants, dans le meilleur des cas. Christine écrit-elle pour elle-même, pour sa famille ou pour le grand public ? Sans doute pour toutes ces raisons.
Elle rédige ses souvenirs, dès 1902, au premier abord pour sa famille. Le livre est en effet dédié à ses enfants, Henri, Antoine et Geoffroy.
Il a donc pour but de conserver la mémoire de Christine dans sa famille : « Mes enfants chéris, écrit-elle […] souvenez-vous en lisant ce livre d’une mère qui a beaucoup aimé […] ». (p. 5) Le mot livre apparaît donc dès la dédicace. Mais c’est dès le début de son séjour à Sainte-Rose que Christine a tenu son journal : « Je recueillerai précieusement dans mon journal tous ces chers souvenirs pour les transmettre à nos enfants. » (p. 58)
Ce journal lui permet donc de lutter contre l’ennui qui la guette dans la vastitude du Manitoba. Elle a d’abord écrit pour elle-même, dans un réflexe de survie, puis pour ses enfants et enfin peut-être pour un public plus large.
En effet, Christine s’adresse une douzaine de fois directement à un lecteur anonyme, lecteur qui peut être le grand public tout autant qu’un membre de sa famille.
2° Fermière, mère de famille et paroissienne
En arrivant sur les bords de la rivière Tortue, Christine éprouve d’abord de la peur: « J’ai triomphé de la première impression, ressentie à mon arrivée, la plus dure de toutes, l’impression de terreur dont j’ai été saisie devant ces solitudes immenses, devant cet avenir inconnu. Si j’ai dompté cela, je dompterai le reste et, ce que femme veut, Dieu le veut. […] je dis ce mot de toutes mes forces : Je veux. » (p. 124)
Elle découvre et décrit en même temps la vie de fermière : « Nous avons acheté cinq vaches avec leurs veaux. Nous avons trois juments et un cheval, des porcs et des poules. J’allais omettre quatre gros bœufs pour le labour. » (p. 72) Lorsque son mari s’absente pour les travaux des champs, Christine doit nourrir les animaux. Elle y consacre le chapitre 23, sur un mode quasi épique et humoristique à la fois : « Le cœur battant bien fort, je me rends à l’écurie où se trouvent Jenny, Belle et Margot. […, trois juments] Quel train d’enfer là-dedans ! Tout cela piaffe, hennit, meurt de faim. Comment oser les affronter, moi qui ai toujours eu une frayeur affreuse des chevaux et des bêtes à cornes ? » (p. 273-274)
Cette peur ne l’empêche pas de galoper à travers la Prairie : « J’avais acheté à Winnipeg, écrit-elle, une selle de cow-girl. Je m’en sers assez souvent et nous nous rendons chez nos voisins au grand galop, […] » (p. 144)
Christine est encore plus à l’aise à la chasse : « Je vais souvent rejoindre Joseph et Charles et je les suis, le fusil en bandoulière. La chasse m’amuse et le gibier ne manque pas. » (p. 72) Elle va ainsi à la chasse aux poules d’eau et aux canards. Mais les moustiques ou maringouins ne facilitent pas l’exercice. Après avoir manqué deux canards, elle se dissimule dans un épais taillis : « Je tire mes quinze cartouches, et j’abats treize poules de prairie », écrit-elle fièrement. (p. 140)
La naissance des enfants n’est pas la moindre des aventures de la jeune femme dans l’isolement du Grand Ouest. Henri est né le 24 novembre 1894. « Et avec tout cela, ni médecin, ni pharmacien, ni sage-femme. […] dans toute la paroisse on m’avait condamnée d’avance, tant j’avais été malade les cinq derniers mois. » (p. 204-205) Christine a été assistée par sa voisine Isabelle Hamelin, épouse de Benjamin Neault ; mariée à quinze ans, cette femme métisse avait eu seize enfants : « Elle n’était pas sage-femme […] mais pour rendre service, elle quitte tout et se rend aussitôt, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, partout où on l’appelle, et elle ne veut jamais rien accepter sinon un simple merci. » (p. 205)
Un mois et demi avant la naissance de son second fils Antoine, Christine très souffrante doit garder la chambre. Vendredi 27 mars 1896 : « Trente-quatre jours aujourd’hui que je suis sur le Calvaire. On ne s’entretient que de moi dans toute la paroisse. […] on me croit perdue. Mon Dieu ! mourir ici à vingt-deux ans quand j’ai un mari qui m’adore et que je chéris. » (p. 316) Le bébé naquit le 2 avril 1896 et Christine se rétablit peu à peu, avec l’aide de ses amies métisses : « Une de nos voisines, Clémence [Neault], la femme d’Alfred Normand, n’a cessé de m’entourer de ses soins pendant plus d’un mois. Elle a soigné mes bébés et moi, avec un dévouement de tous les instants.
Je me plais ici à reconnaître le dévouement dont j’ai toujours été l’objet de la part de plusieurs femmes métisses, qui ont compris combien je me sentais isolée loin de ma mère […] ». (p. 318) Elle cite ainsi cinq femmes métisses à qui elle voue une profonde reconnaissance.
Christine a des talents de musicienne. Elle a fait venir son piano jusqu’au fin fond du Manitoba. Elle participe aux fêtes paroissiales. Le 4 juin 1895 : « On me fit l’honneur d’organiser le concert. Je cherche mes artistes et je trouve des jeunes gens métis très doués pour la musique, […] ils jouent d’oreille le violon. […] Joseph avait transporté mon piano à la chapelle […] ». (p. 239) Christine débute « toute seule par une marche brillante aux applaudissements frénétiques des Métis français et anglais, au grand ahurissement des Sauvages venus très nombreux, […] ». (p. 240) Elle joue de l’harmonium pour la messe de minuit de 1895 (p. 97), puis pour un concert organisé à l’été 1896 par le nouveau curé de la paroisse, le sympathique Père oblat Eugène Lecoq (1865-1922), originaire du Mans, et curé de Sainte-Rose d’octobre 1895 à septembre 1909.
3° Une vision contrastée du Manitoba
a) Les travaux et les jours
Après avoir surmonté l’impression pénible de l’arrivée à la fonte des neiges, Christine trouve le pays « joli, gai, frais, vert ». (p. 135)
Mais si l’hiver est glacial, l’été n’est pas sans dangers. Dès le premier été à Sainte-Rose, en 1894, Christine fait connaissance avec les feux de prairie :
« Montez ici, sur l’échelle, me dit la femme de Vital [Neault], vous allez voir le feu.
J’y monte… Quelle horreur ! Là-bas au large une nappe de feu que le vent pousse vers nous, avec la vitesse d’un cheval emballé, répandant des tourbillons de fumée, lançant vers le ciel des milliers d’étincelles, dévorant tout sur son passage. » (p. 99) Joseph, Charles et les Métis allument un contre-feu et, faute de combustible, l’incendie s’éteint.
« Un soir, du haut de l’étable, nous avons pu compter vingt-trois feux et deux jours après, soixante et onze. » (p. 102)
Ces incendies sont le plus souvent allumés par des éleveurs qui veulent favoriser la prochaine récolte de foin. Ils risquent cinq ans de prison ou mille dollars d’amende.
Pires que les feux de prairie sont les inondations, comme celle d’avril-mai 1896. Christine note dans son journal, presque jour par jour, l’inexorable montée des eaux. Comme les rivières d’une partie du Manitoba coulent du Sud vers le Nord, l’amont de la rivière dégèle avant l’aval, et les eaux de fonte se heurtent au barrage de glace du cours inférieur. C’est le cas de la rivière Tortue, qui se jette dans le Lac Dauphin. Quand les pluies de printemps s’en mêlent, la situation devient catastrophique. Observateur sagace, et peut-être aussi sur les conseils des Métis, Joseph de La Salmonière avait bâti sa maison sur une éminence. Christine observe par la fenêtre :
« Il pleut. Il pleut à torrent et sans répit depuis plusieurs semaines. L’eau du lac et les deux coulées débordées menacent de ne faire bientôt qu’un. Dès le début de l’inondation, la terre n’étant pas suffisamment dégelée ne peut absorber les eaux et aujourd’hui les prairies présentent à la vue le spectacle d’un immense lac. […] » (p. 330)
b) Les groupes ethniques
Christine décrit aussi de façon très vivante les groupes ethniques dont elle fait la connaissance au Manitoba. Si son jugement global est parfois négatif, son jugement particulier est plutôt positif. Christine semble même retrouver les accents féministes de Louise-Eugénie. « Les Canadiens français […] sont naturellement grands et bien proportionnés, d’une grande agilité et d’un tempérament vigoureux. Ils jouissent d’une robuste santé et résistent à toutes sortes de fatigues. De plus, ils sont très industrieux. Chacun possède des données suffisantes pour exercer tous les métiers. […] Les Canadiens ont conservé avec un soin très jaloux la langue, les mœurs, les usages et la religion de leur ancienne mère-patrie. Il y a chez eux une vitalité et une énergie morale, une droiture et une franchise qui témoignent à quel point ils sont d’essence française.
Les femmes canadiennes ne le cèdent en rien aux hommes. Elles brillent par la souplesse de leur esprit et leur ingéniosité. Aussi, leur sont-elles supérieures en bien des cas. » (p. 170)
L’on sait déjà combien Christine apprécie l’aide que lui ont fournie les Métis. Ces derniers ont d’ailleurs sauvé la vie de Joseph lors de son premier hiver au Manitoba : « J’aime bien les Métis, écrit-elle, ce sont de braves gens. Je commence à m’habituer à leur langage, je le comprends même très bien. » (p. 144)
Christine a également plusieurs contacts avec les Indiens. Ces derniers sont beaucoup mieux traités au Nord du 49e parallèle qu’au Sud. Christine énumère les différentes Nations qui composent cette mosaïque amérindienne si variée. Certains cultivent la terre, mais :
« La plupart préfèrent encore la vie aventureuse de la prairie et des bois et ne vivent que de chasse et de pêche ; ils sont par caractère doux et pacifiques, mais susceptibles et vindicatifs à l’occasion. […] Ils ne sont redoutables que quand les Blancs ou les Métis les poussent à la colère ; alors, ils se défendent, […] Bien que taciturnes et imprévoyants, ils sont pleins de bravoure et méprisent tout danger. […] ils naissent tous avec un immense amour de la liberté […] Pendant mon séjour parmi eux, je n’ai jamais eu à m’en plaindre. […] je les ai reçus chez moi, et même à ma table, […] ». (p. 172-174)
Christine brosse ainsi le portrait de l’Indien Morissot : « C’est un Sauvage qui parle cris, saulteux, anglais et français. Il a tué des centaines de bisons et il chasse maintenant l’orignal […]. Il joue aux cartes avec Joseph et nous raconte ses prouesses. J’aime à le voir aller et venir. Sa démarche légère, onduleuse, est plus perfectionnée que celle des gens de sa race car on dirait qu’il ne touche pas terre. C’est un coureur émérite qui n’a pas son égal. Vrai type sauvage, il porte les cheveux longs. » (p. 172-173)
Et les Canadiens anglais ? Globalement, Christine ne les estime pas beaucoup. « Je ne déteste que les Anglais, sauf quelques rares exceptions, écrit-elle, […] et au reste, je remarque que ceux-ci sont en général des Écossais ! » (p. 257) Mais les individus qu’elle rencontre lui paraissent dans l’ensemble serviables et sympathiques. C’est le cas de monsieur Ross, le juge de paix de Lac Dauphin, et de sa femme. (p. 115-116) « Cette dame d’origine anglaise est, tout comme son mari, charmante et aimable. C’est l’exception ici. J’ignore s’il en est ainsi dans le reste du Canada, aussi je retiens mon jugement. » (p. 291) Plus tard, un Anglais qui fait affaire avec Joseph offre spontanément de se porter caution pour la famille de La Salmonière : « Voilà un bon cœur qui me réconcilie avec les Anglais. J’ai été fort touchée de son intervention », note Christine (p. 324).
c) Le chant du départ
Au total, quel jugement Christine porte-t-elle sur le Canada ? Elle est influencée au début par son milieu familial, puis elle évolue sous la pression de l’expérience vécue. L’opinion de sa mère est fortement négative. Celle de ses frères, Frédéric et Charles, n’est guère plus encourageante. Pour Frédéric, le Canada est « un pays de chien » auquel Christine ne s’habituera jamais. (p.37) Charles « trouve le climat trop dur et la vie trop difficile. Il dit sans cesse qu’il faut être des crève-faim pour se fixer en pareil lieu. » (p. 57-58)
Christine constate que les jeunes nobles français qui aiment l’agriculture « croient trouver au Canada le pays de leur rêve, […] Et un beau matin, ils prennent la mer, pleins d’espoir. Mais une fois débarqués, quel désenchantement ! » (p. 258) Ils sont souvent victimes, comme Joseph, des agents d’émigration qui présentent « le Canada comme un pays de cocagne […] un pays où règne une égalité absolue et la vraie liberté. » (p. 258)
Et c’est justement cette liberté qui finit par séduire la jeune aristocrate. Le Manitoba en effet apprivoise peu à peu Christine, qui se découvre une mentalité de pionnière. « Qui sait si ce désert ne deviendra pas un jour une ville florissante ? Nous aurons alors l’honneur de compter parmi les fondateurs de Sainte-Rose, […] » (p. 64) On a la fierté de son aventure et, au cours de l’hiver 1894-1895, Christine écrit : « ce n’est plus un désert inhabité, c’est un commencement de village qui veut s’élancer dans la voie du progrès. Une belle église va s’élever, des maisons confortables se construisent, des pétitions circulent déjà pour obtenir la construction d’une école et l’érection d’un presbytère. » (p. 219) À l’été de 1895, elle avoue :
« Que le Canada a son charme ! Je n’hésite pas à croire que je m’y plairais beaucoup si nous étions logés à meilleure enseigne. Nous jetons les premières assises d’une ville, nous sommes venus planter notre tente à plus de cent milles d’aucune voie ferrée et, ma foi, nous en supportons les conséquences. Mais malgré tout, je m’y fais, j’ose presque dire que j’y suis faite. » (p. 268)
Au moment de quitter à tout jamais le Canada, Christine chante un hymne à la liberté ; « J’admire ce peuple de travailleurs qui se passionnent d’autant plus à leur œuvre qu’ils rencontrent de plus grandes difficultés. » (p. 342) « Et puis, je n’ai pu vivre ici pendant trois ans, sans aimer ce pays de liberté et ses habitants si hospitaliers. […] Adieu, la belle liberté. Il faudra observer l’étiquette, […] Ici, c’est la liberté bien entendue, […] le vrai, le beau […] la vie heureuse, là-bas, une existence mortelle. Allons, allons, nous reviendrons peut-être. » (p. 362) Mais au dîner d’adieu Christine chante : « Je pars pour ne plus revenir… » (p. 364)
CONCLUSION
Ainsi, par la magie de l’écriture, les documents permettent de tirer de l’oubli, et pour quelques instants, ces deux pionnières qui ont marqué de leur façon modeste l’histoire du Canada. C’est souvent à travers le regard des autres qu’apparaît Louise-Eugénie d’Hellencourt, et ce regard n’est pas forcément bienveillant. C’est pourtant une femme indomptable, passionnée et somme toute attachante. De son côté, Christine de La Salmonière a sculpté elle-même sa propre statue, parfois sans complaisance, mais c’est toujours avec sympathie, émotion et une légère ironie. L’image de ces personnes est donc fortement tributaire des sources partielles qui nous sont parvenues.
Louise-Eugénie d’Hellencourt est victime d’une réputation libertine, dans une société extrêmement conservatrice, aussi bien en France qu’au Canada, à l’époque victorienne. Or, après une jeunesse difficile en France, où elle ne trouve pas la réalisation de son idéal romantique, elle découvre enfin la passion amoureuse dont elle rêvait, avec un brillant journaliste, à la personnalité exceptionnelle. Avec lui, elle n’hésite pas à partager la rude vie des pionniers au Manitoba. Non contente de seconder son mari dans sa tâche de journaliste, elle s’affirme avec audace comme une féministe déterminée, revendiquant pour les femmes aussi bien le droit à l’instruction que la résistance à la tyrannie tranquille de la gent masculine.
Christine de La Salmonière offre tout au contraire l’image lisse, mais fragile, de l’épouse chrétienne idéale, bien intégrée à la vie paroissiale du Manitoba français. Perdue au milieu des Métis canadiens, la jeune aristocrate aux goûts frivoles est allée jusqu’à se muer en véritable fermière, gérant l’exploitation d’élevage aux côtés de son mari. Mais, en raison d’une santé fragile, elle n’a d’abord laissé qu’une trace fugace dans la vaste province, où elle a été oubliée pendant un siècle. Cependant elle écrivait… et l’écriture transfigure la vie quotidienne. Elle est ainsi devenue une figure de proue de la colonisation francophone de l’Ouest, par la grâce de son autobiographie, enfin retrouvée après un long oubli. Toutes les descendantes des pionnières pourront y reconnaître une parcelle de leur saga familiale. Comme l’écrit Annette Saint-Pierre, fondatrice des Éditions des Plaines : « Peut-être aussi, enviera-t-on Christine d’avoir été immortalisée dans l’histoire du Manitoba. »